Le désir, jusqu’à épuisement

Publié le par E.L

Lettre aux lecteurs, par Jean-Louis Hue ( Source : magazine-litteraire.com )

Une récente publicité, vantant les mérites d’une automobile, proposait ce slogan : « Contre l’érosion du désir. » Vieille antienne qui assimile la déglingue des moteurs à l’épuisement rituel de la mécanique amoureuse. Or, si on l’envisage à l’aune des siècles, le désir ne s’émousse pas si facilement. Moteur de toute vie humaine, il perdure depuis l’Antiquité, et décline ses avatars au fil des philosophies qui ont voulu le réguler, parfois même le brider, avec pour but ultime d’établir une sorte de diététique des plaisirs. Le désir ne s’est jamais si bien porté qu’aujourd’hui. Notre société en a fait une règle de conduite. Sans cesse ravivé, il innerve notre quotidien de promesses de bonheur et de rêves hédonistes.
Exit le long règne des trois libidos – le savoir, le pouvoir et la luxure. C’est désormais le désir de consommer qui nous gouverne. Les enfants de l’après-guerre en firent les premiers l’expérience, nés dans un monde où il s’agissait d’acquérir toujours davantage de biens, jusqu’à convoiter le luxe et le superflu. De cette société de consommation de masse, Georges Perec entreprit l’inventaire, dès 1965, dans Les Choses. Relu aujourd’hui, l’ouvrage relève de l’archéologie. Perec chine dans une brocante de province où l’on trouverait pêle-mêle une paire de mocassins à semelles de crêpe, des rideaux imitant la toile de Jouy, une platine Clément, divers cendriers de jade et œufs de pierre, une bibliothèque pivotante que n’aurait pas désavouée Jacques Tati, un divan Chesterfield, symbole suprême du confort et de la réussite sociale. Mais, dans ce théâtre d’un autre temps, Perec met au jour des sentiments pérennes : la frénésie d’avoir, le rêve de la surabondance, la volonté de désirer toujours plus qu’il n’est possible d’acquérir. Cet emballement n’a pas de fin. Mai 68 proposa bien ce beau contre-pied : « Prenez vos désirs pour des réalités. » Mais quels désirs ? La révolte ? La vie au grand air ? La libération sexuelle ? Puis le désir de consommer reprit très vite le dessus, investissant des domaines toujours plus variés – le tourisme, les loisirs, la santé, le paraître. Une fois le confort matériel acquis, l’émergence de l’individualisme favorisa la quête du bien-être spirituel. Aujourd’hui, le marché de l’âme apparaît comme le prolongement logique du commerce des choses. Cette société d’hyperconsommation, Gilles Lipovetsky l’évoque avec un certain pessimisme dans un récent essai, Le Bonheur paradoxal. L’homme unidimensionnel cher à Marcuse n’est pas loin : tout désir est sous-tendu par un enjeu économique, la consommation fonctionne comme « un empire sur lequel le soleil de la marchandise et de l’individualisme extrême ne se couche jamais ». Lancé en solitaire dans une frénétique course au bonheur, l’Homo consumericus en demande toujours davantage, et, faute d’être satisfait, ne cesse de se fragiliser et de perdre l’estime de soi.
Il faut songer au temps de l’après-hédonisme, conclut Lipovetsky. Dans un lointain avenir, le culte de la marchandise éphémère cessera, le consommateur perdra « son imaginaire luxuriant et sa centralité triomphale », le bonheur ne sera plus normé. N’en déplaise aux constructeurs d’automobiles qui luttent contre l’érosion de la libido, ainsi qu’aux enragés de l’hyperconsommation, on se prend à rêver que ce temps-là aurait sa part d’ombre, son lot de lassitude et d’ennui, et qu’enfin le désir, un moment épuisé, trouverait sa juste fin. »

En passant :                  

 Désir ===> Plaisir ===> Souffrance ? 

 


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